S. Farré: L’affaire Henny

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Titel
L’affaire Henny. Le Comité international de la Croix-Rouge et les massacres de Parcuellos de Jarama (novembre–décembre 1936)


Autor(en)
Farré, Sébastien
Erschienen
Genève 2022: Georg éditeur
Anzahl Seiten
207 S.
von
Olivier Meuwly

Que s’est-il exactement passé dans le ciel madrilène en ce 8 décembre 1936 vers 12 heures 30? En réalité, les faits bruts sont établis depuis longtemps. Un avion français est abattu par deux chasseurs russes au service de la République espagnole, qui vit des heures difficiles face à l’assaut des troupes rebelles commandées par le général Franco. Mais s’agit-il d’une fâcheuse méprise ou d’un attentat? Les rumeurs les plus fantaisistes circulent. Parmi les quelques passagers figurent, non seulement, un célèbre reporter plutôt favorable au camp républicain et qui ne survivra aux blessures reçues lors du raid, mais aussi le délégué de la Croix-Rouge Georges Henny. Ce dernier ayant documenté les crimes commis par le gouvernement espagnol légal et dont furent victimes plus de 2'000 prisonniers nationalistes, aurait-il fallu l’empêcher de parler?

La thèse d’un tir accidentel est certes privilégiée mais la question fait encore polémique en Espagne. Quoi qu’il en soit, le délégué basé à Madrid et blessé à la jambe dans l’aventure avait déjà fait parvenir ses rapports au siège de Genève, via la valise diplomatique. Malgré tout, cette affaire est révélatrice des difficultés éprouvées par le CICR, surtout lorsqu’il s’agit d’affronter une guerre civile. Coincée entre son devoir de neutralité, les intérêts de la Confédération et ceux des autres pays, l’organisation doit continuellement manoeuvrer pour pouvoir offrir ses services, centrés sur le renseignement, sur le rassemblement d’informations quant aux personnes emprisonnées ou disparues et sur le soutien aux prisonniers. Car durant cette guerre, la Croix-Rouge est mal à l’aise. Neutre, elle est aux premières loges du massacre de Paracuellos mais entretient de nombreux contacts avec le gouvernement, alors que les délégués stationnés dans des villes en mains franquistes n’auront que rarement accès aux prisons placées sous leur juridiction. L’action du CICR n’aurait-elle pas été trop favorable aux futurs vainqueurs de la guerre?

À travers la personne de Georges Henny, Sébastien Farré analyse finement mais non sans sévérité l’action du CICR, qui ne dispose alors, il est vrai, que de moyens rudimentaires. Tandis que l’historiographie a eu tendance à magnifier le labeur du CICR sur la base du témoignage de Marcel Junod, délégué principal en Espagne mais installé en Pays basque français, l’auteur parle plutôt de l’échec de la mission de l’institution humanitaire, qui veut développer son action tout en s’attachant à protéger ses délégués, posture qui amène l’organisation à ciseler son narratif en vantant sa neutralité tout en manifestant une compréhension plus grande pour les exactions des nationalistes. En définitive, le CICR se verra critiqué par toutes les parties. Le destin mémoriel que l’organisation réserve à Georges Henny, médecin de formation, illustre cette position ambiguë.

Très engagé dans sa mission, mais aussi critique à l’égard du siège, Henny n’hésite pas à prendre des risques non négligeables pour aider, dans la mesure de ses moyens et malgré les appels à la prudence de Genève, les prisonniers à qui il peut rendre visite. Ayant survécu à la malencontreuse attaque du 8 décembre et rapatrié en Suisse, Henny ne reviendra jamais en Espagne ni n’accomplira plus aucune mission pour le compte de la Croix-Rouge. Non seulement il quitte l’organisation pour ouvrir un cabinet au Grand-Lancy, qu’il occupera jusqu’à la fin de sa carrière professionnelle, mais il disparaît de la mémoire de l’institution, comme si le CICR souhaitait effacer cet épisode de son histoire. De fait, après une brève période d’émotion qui parcourt la presse romande, outrée qu’un délégué du CICR puisse se retrouver la cible d’une opération militaire, le calme revient très vite. Personne n’a intérêt à chercher querelle au gouvernement espagnol et aucune plainte ne lui sera adressée. La balle qui a frappé le médecin suisse a toutefois enfin déniché une place au Musée du CICR …

Le livre de Sébastien Farré tombe dès lors à point nommé afin de nous remémorer les pièges qui guettent le CICR dans tous les pays et conflits dans lesquels il est engagé et combien le concept de neutralité est délicat à manier, même si c’est aussi grâce à lui que des organismes comme le CICR peuvent tenter d’apporter un peu d’humanité dans des conflits marqués par une violence extrême. Toujours sur le point d’être instrumentalisé par l’un des belligérants, dépendant du bon vouloir, rarement désintéressé des responsables politiques avec lesquels il s’agit de continuellement négocier, le CICR doit toujours prendre soin de ne pas se mêler des jeux diplomatiques qui le dépassent. Il avance sur le fil du rasoir, guidé par son dévouement à la seule action humanitaire en dépit des critiques qu’il récoltera, presque inévitablement serait-on tenté de dire, et sera toujours exposé au reproche de trahir sa neutralité.

En replaçant sous le feu des projecteurs la figure oubliée de Georges Henny, Sébastien Farré offre un regard original sur la guerre d’Espagne et sur la place qu’y occupa le CICR. Henny apparaît comme une métaphore de l’organisation qu’il a servie, peu de temps mais avec foi, en appliquant pour lui cette discrétion qui doit rester la marque de fabrique de la Croix-Rouge. Une discrétion dont Junod n’a pas su faire preuve à chaque instant, risquant de compromettre les maigres marges de manoeuvre dont son organisation disposait. En outre, et dans un autre champ historiographique, l’auteur propose une nouvelle réflexion sur ces personnages dits «secondaires» de l’histoire: échappant souvent au radar de la «grande» histoire, ils n’en offrent pas moins, par les archives qu’ils ont laissées ou par le rôle (pour Henny) qu’ils ont joué, des portes d’entrée fascinantes sur l’étude du passé.

Zitierweise:
Meuwly, Olivier: Rezension zu: Farré, Sébastien: L’affaire Henny. Le Comité international de la Croix-Rouge et les massacres de Parcuellos de Jarama (novembre–décembre 1936), Genève 2022. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 73(2), 2023, S. 230-231. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00127>.

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